André Pratte La Presse
mardi 12 mars 2002
Avoir la Caisse (de Dépôt) à l'oeil
La Caisse de dépôt et placement du Québec a annoncé un rendement de moins 5% pour l'année 2001, l'un des pires de son histoire. Ce bilan - une perte de 3 milliards de l'actif net des déposants - relance une inquiétude qui a cours dans bien des milieux, et qu'on pourrait résumer ainsi: le «bas de laine des Québécois» échappe-t-il désormais à tout contrôle?
En effet, qui
est en mesure aujourd'hui de porter publiquement un jugement éclairé sur les
rendements de la CDP? Qui peut la freiner, si ses dirigeants prennent des
risques excessifs avec les fonds publics qu'elle gère, se prennent pour des
Donald Trump, ou interprètent trop largement le mandat qui a été donné à la
Caisse il y a 37 ans? Personne, répond-on (en privé, car qui oserait
critiquer un organisme qui est actionnaire, propriétaire ou créancier de
tout ce qui bouge au Québec?).
La Caisse de dépôt a beaucoup changé depuis sa création. Les rentes des
Québécois et les caisses de retraite des fonctionnaires se sont accumulées
pour atteindre des montants faramineux: 85 milliards. Cela était prévisible.
Ce qui l'était moins, c'est que la Caisse investirait aujourd'hui non
seulement dans les obligations du gouvernement, mais dans une multitude
d'entreprises et d'immeubles à travers le monde, par le biais d'un dédale de
filiales et de bureaux (Paris, Varsovie, Budapest, Bangkok...) où seuls les
initiés peuvent se retrouver.
Or, à mesure que le gouvernement libérait la CDP des contraintes imposées
par sa loi fondatrice - sur la création de filiales, sur la part des actifs
investis en actions, sur les investissements à l'étranger - il ne prévoyait
aucun nouveau mécanisme de contrôle. La Caisse est donc plus libre que
jamais d'agir à sa guise, tandis que le volume et la complexité de ses
activités les rendent de plus en plus opaques.
La Caisse a été créée avec un double mandat: faire fructifier les rentes des
Québécois, et contribuer au «développement accéléré du Québec». Sur ce
dernier point, Jean Lesage avait bien précisé que la Caisse «n'est pas un
entrepreneur, mais un réservoir de capitaux». Avec le temps, la distinction
entre le rôle de levier financier et celui d'entrepreneur est devenue de
plus en plus floue. Quand elle a contribué à la création de Quebecor Média,
quel rôle jouait la Caisse exactement? Avait-elle suffisamment à l'esprit la
protection des pensions des Québécois? En tout cas, elle prenait un risque
énorme, et ce risque lui a fait perdre jusqu'ici plus d'un milliard.
Qu'est-ce qui guide la Caisse lorsqu'elle investit en Amérique latine ou en
Asie, lorsqu'elle crée Montréal Mode International, lorsqu'elle se mêle
d'aide à l'exportation? Chacune de ces orientations est défendable, et il ne
fait pas de doute que de façon générale, la Caisse a extraordinairement bien
servi le Québec au cours de son histoire. Ce qui provoque le malaise
aujourd'hui, c'est cette désagréable impression que les patrons de la Caisse
sont omnipotents.
Tout indique que le conseil d'administration de la Caisse n'est pas assez
fort pour exercer son rôle de chien de garde, d'autant plus que le directeur
général, nommé pour dix ans et pratiquement inamovible, préside lui-même le
conseil. Le gouvernement doit faire en sorte que le c.a. de la Caisse soit
formé de personnes dont l'indépendance et la compétence en matière de
gestion de fonds sont éprouvées. Il doit aussi scinder les fonctions de
président du conseil et de directeur général, et réduire la durée du mandat
de ce dernier.
À la suite du dépôt du rapport annuel de la Caisse, le Parti libéral a
réclamé que le Vérificateur général puisse se pencher sur la gestion de
l'organisme. La Caisse s'est toujours opposée à une telle mesure, estimant
que le vérificateur général n'a pas la compétence nécessaire. Le
gouvernement ne peut continuer de donner raison à la Caisse dans ce dossier
sans proposer une solution de rechange.
L'économie québécoise a tellement changé depuis 37 ans, la Caisse de dépôt
est à une étape telle de son développement, qu'une réflexion en profondeur -
et publique - s'impose. Certains proposent que la Caisse soit divisée en
deux organismes distincts, ce qui aurait pour effet de créer une certaine
concurrence. On pourrait arriver au même résultat en permettant aux
déposants de faire affaire, pour une partie de leurs fonds, avec des
gestionnaires privés.
Chose certaine, sans pour autant embarrasser la Caisse de carcans inutiles,
la société québécoise doit se donner les moyens d'avoir à l'oeil l'outil
financier qu'elle s'est donnée.